mercredi 14 mars 2018

ADOLESCENT EN 68

En ce printemps 1968, j’étais à l’Ecole Normale d’Instituteurs de Strasbourg. C’était alors pour un enfant de famille nombreuse, issu d’un milieu ouvrier, un ascenseur social possible quand on était un « bon élève ». Se retrouvaient là des adolescents qui venaient de toute la région surtout rurale, nés après-guerre, d’une Alsace qui avait navigué entre l’Allemagne et la France et qu’on regardait d’un drôle d’oeil. Nous nous sentions alors sous le joug lourd d’un autoritarisme fort, d’une hiérarchie qui ne supportait aucune contradiction. Mais, à cet âge, ça bouillonnait dans les têtes, l’envie de vivre autre chose, de sortir d’un avenir tout tracé. Le poids de la morale était fort, les relations encadrées, les espaces de liberté quasi inexistants.
Seul garçon de la famille, avec quatre sœurs, mes parents m’ont toujours accordé beaucoup de liberté, je m’évadais dans la lecture - «  Sur la route » de Kerouac - et la musique. En 1964, Bob Dylan chantait « the times they are a changing » et les disques anglais et américains commençaient à circuler : Doors, Jefferson Airplane, Cream, Hendrix remplissaient ma petite chambre sous les toits. Je me sentais sérieusement décalé la semaine au milieu des autres élèves. Je m’investissais au ciné-club interne qui me permit de voir les films de Godard, « la bombe » de Atkins et bien d’autres qui enrichissaient mon besoin « d’évasion ». Tout était là en sommeil :  la critique de l’ordre établi, de la société de consommation, l’envie de voyager, de découvrir d’autres univers, car il y avait aussi cette conscience tiers-mondiste, se mobiliser contre la guerre du Vietnam qui était un phénomène rassembleur de cette jeunesse contestataire dont je me sentais partie prenante.
Voilà un peu le contexte de ce printemps 68. Je n’étais pas encore étudiant, pas politisé dans un groupe, juste un jeune de 17 ans qui rêvait d’autre chose.
Et puis, les échos de la capitale parvenaient jusqu’à nous, provoquaient des discussions, sur les pratiques pédagogiques de notre futur métier, la hiérarchie, … et me donnaient des fourmis dans les jambes.
La réforme du ministre Fouchet renforçait la sélection d’entrée à l’université, réglementait les résidences universitaires et interdisait toute mixité. Cela déclencha en partie le soulèvement étudiant.
Puis tout s’accéléra….

                           SURVOL DE L’EPOQUE

Il faut dire que dans ces années-là, la désindustrialisation frappait déjà des secteurs importants comme les bassins houillers et les vallées vosgiennes. La crainte du chômage donnait lieu à des manifestations car il y avait déjà 500 000 chômeurs, 2 millions de salariés gagnaient moins de 500 frs -équivalent de 600 € d’aujourd’hui- et près de 5 millions de français vivaient sous le seuil de pauvreté. Les syndicats CGT et le PCF étaient très présents (mais pas la CFDT, ni FO) auprès des ouvriers et employés. Près des universités, on entendait surtout les trotskistes, les maoïstes, les marxistes-léninistes, le PSU, l’UNEF. Mais aussi tout doucement, divers mouvements autonomes (dont je me sentais le plus proche) , libertaires, féministes, écologistes, voulaient surtout changer la vie ici et maintenant. 68 ne fut qu’un début qui perdura les années suivantes avec des luttes comme celle de la jeunesse scolarisée (la moitié de la population avait alors moins de 25 ans) contre la loi Debré sur les sursis militaires et ...le Larzac.  Ces valeurs de fraternité et d’émancipation cheminent toujours encore aujourd’hui et sont porteurs d’avenir. Ils privilégiaient une démocratie horizontale, l’action collective.

Mai 68 fut surtout, et on a tendance à l’occulter, une victoire pour le monde ouvrier qui se mobilisa dans des grèves gigantesques qui aboutirent à l’augmentation des salaires de 10 %, du SMIC de 35 % à Paris et de 37,5 % en province. d’une quatrième semaine de congés payés. Mais il y eut aussi l’émergence d’une multiplication de lieux de luttes ce qui changea le rapport au pouvoir, à la politique qui se déclina sous des formes diverses et une re-écriture du rapport de force qui engendra la crainte de tout gouvernement des soulèvements de la jeunesse, des ouvriers et même des paysans.
Quand on voit les images des policiers en cravate et matraques de 68 et les robocops surarmés d’aujourd’hui, on voit l’évolution des formes de répression.

                                               FEMINISME ET ECOLOGIE




Mai 68 engendra également un renouveau du féminisme sous des formes revendicatives et des sujets nouveaux : la pilule contraceptive, l’avortement, l’égalité... L’écart de rémunérations d’avec les hommes était d’un tiers, légal et codifié. Cela a peu évolué depuis…Les rapports homme-femme tendent vers plus de partage des tâches, l’accès au monde du travail, la participation des femmes dans tous les secteurs de la vie publique, … Mais ces derniers temps, on voit aussi à quel prix et que l’égalité est loin d’être la norme.


Et puis, une thématique était complètement marginale en 68 : l’écologie. Nous n’étions que bien peu à y être déjà sensibles. Ceux qui en parlaient étaient les naturalistes et scientifiques du Museum National d’Histoire Naturelle, des conservateurs, quasi réactionnaires. Les antinucléaires qu’on entend murmurer sont une association pour la protection contre les rayons ionisants qui parlent de bombes atomiques, et pas du tout des centrales nucléaires décidées par le gouvernement gaulliste qui s’est engagé dans le « tout-nucléaire » avec l’accord de l’ensemble de la gauche de l’époque. Mais une frange de la jeunesse est bien consciente des méfaits de la société de consommation qui entraîne destructions et pollutions. L’instituteur Pierre Fournier ** écrit des chroniques qui paraissent dans Hari-Kiri Hebdo dès 1970, puis dans Charlie Hebdo. Il fonde aussi « la gueule ouverte -le journal qui annonce la fin du monde ». Cabu, Reiser, Cavanna, Wolinski dans Charlie appliquent le radicalisme de l’esprit de Mai à l’écologie, l’environnement, le nucléaire. René Dumont (« l’Utopie ou la mort »-1973) sera porteur de ces idées à la présidence de 74. En Alsace, c’est « Ecologie et Survie » de Solange Fernex, les revues Ionix et Klapperstei (qui ne prennent aucunement la peine de déclarer légalement leur existence) et aussi la première radio libre : Radio Verte Fessenheim. Les militant-e-s écologistes sont traité-e-s de « gauchistes » par les gouvernements successifs, les anti-nucléaires d’être à la solde des pays pétroliers et des Etats-Unis !!!!

 
                                                                
                                                         HERITAGE ?


En ce printemps 2018, on va entendre les voix des « personnages en vue » qui vont raconter « leur 68 » et se répandre dans les médias qui vont faire du temps d’audience sur les archives de 68. Cinquante ans : le temps de l’histoire, qu’ils vont assaisonner à leur sauce. Cohn-Bendit , Romain Goupil sont aujourd’hui des supporters de Macron. A croire que ce qui s’est passé en 68 - et les années qui ont suivies- a fait le lit du libéralisme financier, du productivisme économique. Même s’il y a certainement un lien entre 68 et l’élection de Mitterrand en 81, l’action du gouvernement socialiste, surtout le deuxième septennat, fut une véritable désillusion. Aujourd’hui, la contestation n’est plus le signe d’une démocratie vivante, mais perçue comme un danger de l’ordre public avec comme corollaire une ultra-militarisation des forces de police et des lois répressives à répétition sous couvert de danger terroriste : assignations à résidence et interdictions de manifester pour des militant-e-s, loi anti-regroupements (comme en 1980 la loi anti-casseurs), responsabilité collective, fichages et prélèvements salivaires, …



Cependant, tout le monde n’a pas retourné sa veste, renié ses idées (pour exemple, un des leaders de 68,le discret Jacques Sauvageot, disparu récemment) pour profiter passivement du confort acquis. Beaucoup de ces acteurs-actrices de l’ombre sont resté-e-s fidèles à leurs engagements initiaux, à leurs convictions profondes et s’investissent localement dans une multitude d’initiatives, actifs dans les réseaux rajeunis de l’altermondialisme et de l’écologie et font ainsi de la politique autrement sous des formes très diverses, en étant attaché-e-s à des valeurs collectives, les biens communs, les services publics issus du programme national de la Résistance. Ce sont aujourd’hui d’autres révoltes qui couvent, portées par l’injustice sociale, la pauvreté et l’engagement de nouveaux publics dans le champ politique. On assiste à des convergences de lutte (jeunes, paysans, employés, ouvriers, étudiants, lycéens, …) comme NDDL et autres projets inutiles, combattus partout sur le territoire et dans des secteurs divers.

Et nous autres, papys et mamies, savons allier "le pessimisme de la raison et l’optimisme de la volonté", comme disait Gramsci. 
Nous ne ne laissons pas pervertir par la surconsommation permanente, le discours dominant de la croissance par la productivité, facteur d’emploi et de mieux-vivre. 
Nous ne nous laissons pas divertir par internet pour fuir les questions du monde d’aujourd’hui où l’intelligence artificielle va dématérialiser toute action revendicative, humaine...
Nous sommes encore vivant-e-s et porteurs-porteuses de mémoire et ...d’expérience, à partager.


  
                                                     Rassemblement des Glières tous les ans 
                                                     Cette année 2018 ce sera les 1-2-3 juin 
                                              à Thonon-Glières (Haute Savoie) près d'Annecy



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Sources : diverses archives, Wikipédia, Politis, ….
Dessin de Phil Umbdenstock / Colmar

Je ne peux que vous recommander le hors-série n°67 (février-mars 2018) de POLITIS

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** et en complément, voilà ci-dessous le premier éditorial de Pierre Fournier, fondateur de "La Gueule Ouverte"....

" La Gueule Ouverte est virtuellement née le 28 avril 1969. J’ étais dessinateur et chroniqueur à Hara-Kiri-Hebdo, payé pour faire de la subversion, et dès le N°13, lassé de subvertir sur des thèmes à mes yeux rebattus, attendus, désamorcés d’avance. Prenant mon courage à deux mains, j’osais parler d’écologie à des « gauchistes ». Permettez que je me cite (sinon, tournez la page) :
- « Pendant qu’on nous amuse avec des guerres et des révolutions qui s’engendrent les unes les autres en répétant toujours la même chose, l’homme est en train, à force d’exploitation technoloqiue incontrôlée, de rendre la terre inhabitable, non seulement pour lui mais pour toutes les formes de vie supérieure qui s’étaient jusqu’alors accommodées de sa présence. Le paradis concentrationnaire qui s’esquisse et que nous promettent ces cons de technocrates ne verra jamais le jour parce que leur ignorance et leur mépris des contingences biologiques le tueront dans l’oeuf. La seule vraie question qui se pose n’est pas de savoir s’il sera supportable une fois né mais si, oui ou non, son avortement provoquera notre mort.
Bien que quelques fadas n’aient pas attendu l’aurore du siècle pour la concevoir, cette idée est si neuve, et nous sommes depuis la maternelle si bien conditionnés dans l’autre sens, que presque personne ne l’a encore comprise. Surtout pas les distingués académiciens qui tous les 28 jours, sur un ton désabusé mais élégant, nous emmènent faire un tour sur la vieille balançoire intellectuelle de la médaille du progrès, avec son avers et son revers. C’est trop monstrueux pour qu’on puisse y croire. Les gens sont comme ça, plus butés que les boeufs qui, conduits à l’abattoir, profitent de la première occasion pour s’échapper. C’est pourquoi la catastrophe, beaucoup plus prochaine que vous n’imaginez, ne pourrait être évitée que par une réforme des habitudes mentales plus radicale encore que celle jadis opérée par les rédacteurs de la Grande Encyclopédie. Ça représente du travail.
Mais chercher quoi faire pour survivre aux trente années à venir, c’est abstrait comme préoccupation. On ferait mieux de parler encore du Vietnam. Là au moins, y a rien à faire et rien à comprendre, tout est dit. C’est bien reposant.
Au mois de mai (68), on a cru un instant que les gens allaient devenir intelligents, se mettre à poser des questions, cesser d’avoir honte de leur singularité, cesser de s’en remettre aux spécialistes pour penser à leur place. Et puis, la Révolution, renonçant à devenir une Renaissance, est retombée dans l’ornière classique des vieux slogans, s’est faite, sous prétexte d’efficacité, aussi intolérante et bornée que ses adversaires, c’est aux Chinois de donner l’exemple, moi j’achète selon Mao et je suis ».
Je conclus en invitant à lire « l’Affranchi », un mensuel écologique que venaient de fonder deux types de vingt ans et qui ne devait pas survivre à son numéro trois. Ceci pour dire que nous étions alors quelques-uns à savoir qu’il y avait urgence, et que cette urgence consistait en ceci : faire coïncider la révolte instinctive, viscérale, de la jeunesse (que nous interprétions comme une révolte de la VIE face aux artifices mortels de la collusion pouvoir-savoir) avec ce que nous pensions être LA RÉALITÉ DE NOS VRAIS PROBLEMES.
Non je n’étais pas seul, loin de là, mais j’étais seul à disposer d’un gueulophone, avec toute la liberté de m’en servir. Pour conduire à son terme la nécessaire rencontre du gauchisme et de l’écologie, la faire déboucher sur le nécessaire dépassement et le renouvellement, à la fois, j’avais une tribune dans « le seul journal parisien » (dixit Wolinski) dont le réfracteur en chef ne soit pas « un pourri » c’était une chance extraordinaire et il aurait été très bête de n’en pas profiter.
C’est ainsi que Hara-Kiri-Hebdo-Charle Hebdo, qui n’était pas serment le prolongement hedmonadaire de Hara-Kiri mais, j’en suis sûr, le seul prolongement historique authentique du grand éclat de rire libérateur de mai 1968, devint, bon an mal an, le porte-voix français - disons européen, car le phénomène est unique - de la nouvelle gauche écologique.
Gueuler ne suffisait pas. Très vite, des lecteurs m’écrivirent pour l’enjoindre de fonder, et plus vite que ça, un parti « rousseauiste » destiné à regrouper les « marginaux ». Les marginaux - comme ils ont raison ! - n’ayant pas envie d’ête regroupés, et surtout pas au sein d’un parti, quel que soit son isme, il y avait sans doute mieux à faire.
Un matin d’avril 1971, un emmerdeur (je ne croyais pas si bien dire) vient me rendre visite, en voisin, dans ma résidence de Leyment (Ain). Pédago à la barbe de prophète, gauchiste revenu du gauchisme, nostalgique de mai 68, assez mal dans sa peau et tout seul dans son trou, il me propose de mener une action contre l’usina atomique de Saint-Vuilbas (Ain), dite Bugey ! (et rendue célèbre par nos soins : certains ont fini par croire qu’elle s’appelait « Bugey-Cobayes » ! Celle-ci devait diverger dans 6 mois pour empêcher ça. En Alsace, les gens du Comité pour la Sauvegarde de Fessenheim et de la plaine du Rhin menaient une lutte solitaire et désespérée contre l’implantation d’une centrale nucléaire sur les bords du fleuve international. « Survivre » et « les Amis de la Terre » les aidaient de leur mieux. Soutenu par un battage intensif dans Charlie-Hebdo, le comité Bugey-Cobayes prit le relais.
Le succès dépassant toutes nos espérances, 15000 jeunes et moins jeunes, venus de la France entière et parfois de l’étranger, se rassemblèrent, le 10 juillet, pour une « grande marche politique, non-violente et joyeuse », face à l’usine atomique. Les médias furent contraints de faire écho. La contestation écologique, franchissant l’Atlantique avec un peu de retard sur les capitaux de Westinghouse, faisant son entrée dans la conscience française. Je parle de la vraie contestation écologique, la non-récupérable (et moins que jamais récupérée à ce jour, n’en déplaise aux semeurs de confusion). Bugey 01, la grande fête à Bugey, fut un révélateur. Elle reste pour beaucoup un souvenir inoubliable. Tout, avec le recul du temps, nous semble avoir concouru à la réussite : l’ordre et le désordre, le refus des discours, le refus de la violence et le refus du spectacle, le nudisme ingénu, le partage et la rencontre. Tout y était en germe.
Le sit-in de 6 semaines, face à l’usine, à ses esclaves et à ses victimes, enracina, non pas tant dans les « populations » vassales de la télé, mais chez les participants à l’action, la volonté, le besoin irrépressible de changer la vie. Nous n’avons pas empêché la mise en scène de Bugey1, mais ce n’était pas - nous le savons aujourd’hui - l’objectif visé.
Les « anciens combattants de Bugey » ont porté, aux quatre coins de l’hexagone et au delà, sous la bonne parole écologique, le ferment d’une civilisation nouvelle, à la juste mesure de l’homme libre, qui substituera, aux structures mécaniques, leur contenu vivant.
Si, à compter de leur participation aux manifs de Bugey-Cobayes, rien ne pouvait plus être pareil pour beaucoup de gens, cela était encore plus vrai pour les organisateurs desdites manifs. Quand, rendant à Emile, qui m’avait embarqué dans l’aventure Bugey, la monnaie de sa pièce, je l’ai embarqué dans l’aventure du « journal écologique », il n’as pas résisté. On ne résiste pas, n’est-ce pas, à l’incarnation du destin dans l’Histoire...."